Médecine basée sur les preuves et radiologie interventionnelle oncologique - Pourquoi est-ce difficile ? Peut-on faire mieux ?
Jules GRÉGORY, Maxime RONOT, service de radiologie, hôpital Beaujon AP-HP Nord, Clichy Université Paris Cité, Centre de recherche sur l’inflammation, UMR1149, Paris
La médecine basée sur les preuves (l’Evidence-Based Medicine, EBM) correspond à l'utilisation consciencieuse, explicite et judicieuse des meilleures preuves scientifiques disponibles pour prendre des décisions concernant les soins de chaque patient. Elle est intrinsèquement liée à la qualité des soins, définie par l'OMS comme le degré avec lequel les soins de santé aux individus et aux populations atteignent le résultat attendu et sont conformes aux données actuelles de la science(1). Cet article a pour objectif de décrire et de discuter des particularités méthodologiques de la médecine basée sur les preuves en radiologie interventionnelle (RI) oncologique.
L'EBM ne se résume toutefois pas aux connaissances scientifiques. Elle y associe l’expertise clinique individuelle, c’est-à-dire les compétences et le jugement acquis par l’expérience et la pratique, et les préférences du patient. Trouvant ses origines philosophiques dès le IX e siècle, l’EBM est le fruit d’une construction historique complexe et a fait l'objet de débats, comme l’a montré la récente pandémie de maladie à Coronavirus. La production et l’interprétation de la preuve scientifique restent un sujet brûlant pour les chercheurs, les soignants, les patients, les autorités et les financeurs. L’invention des essais contrôlés randomisés Une étude évaluant les effets de la streptomycine dans le traitement de la tuberculose, le Medical Research Council Streptomycin Trial (2) il y a près de 70 ans, a marqué l’avènement des essais contrôlés randomisés (ECR). La randomisation a été pensée comme une solution aux problèmes des erreurs systématiques liées à la sélection des patients et à la présence de facteurs de confusion. Sous réserve d’une randomisation de qualité, d’un suivi comparable des groupes randomisés et d’une évaluation non biaisée des critères de jugement (si besoin en aveugle), la méthodologie de l’ECR est considérée comme la référence dans la hiérarchie des méthodes pour évaluer l’effet d’un traitement. Elle permet de comparer directement un bras interventionnel dit « expérimental » (nouveau traitement, nouvelle approche, nouvelle combinaison) à un bras dit « contrôle » en minimisant et contrôlant au maximum les biais. Il est alors considéré que les différences observées entre les bras sont uniquement liées à la différence d’intervention entre eux. Ceci permet théoriquement d’approcher la causalité. Il existe ainsi plusieurs types d’ECR, utilisés pour des objectifs différents (3). Une distinction peut être faite entre les essais explicatifs, qui cherchent à évaluer si une intervention est réellement efficace chez l’humain, par exemple : un nouveau traitement ou une nouvelle indication. Dans ce cas-là, l’essai a besoin d’être réalisé dans les conditions de démonstration les plus performantes pour le traitement ; et les essais pragmatiques, qui visent à évaluer l’intérêt pratique d’un nouveau traitement déjà démontré comme efficace en comparaison à d’autres déjà existants, en mettant en balance avantages et inconvénients des différents traitements, afin d’aider à la prise de décision clinique. La formulation explicative ou pragmatique de la question de la recherche est déterminante pour le choix des patients, des critères de jugement, des modalités de traitement, de suivi et des méthodes de comparaison. Le premier ECR en radiologie interventionnelle (RI) date de 1985. Il a évalué la chimioembolisation intra-artérielle pour le traitement du carcinome hépatocellulaire (4). La spécialité a ensuite progressivement adopté cette technique d’évaluation pour de nouveaux traitements ou pour des innovations techniques. Si l’on s’intéresse toujours aux traitements du carcinome hépatocellulaire, les traitements de RI pratiqués en routine, quels que soient le stade ou le type (ablation percutanée, traitements endovasculaires), reposent sur des ECR (5). Pourtant le rapport de la RI à l’EBM peut apparaître ambivalent. On peut avancer certaines explications à cela : – d’une part les limites entre les soins et l’expérimentation ne sont pas toujours claires. Cela tient notamment dans le degré de l’innovation : à quel moment les modifications du soin courant deviennent-elles suffisamment importantes pour justifier une étude formelle et le consentement éclairé du patient à participer à une recherche ? – d’autre part, il y a l’image plus ou moins consciente du sensationnel dans notre discipline. C’est, dans une certaine mesure, l’opinion selon laquelle le statut éthique ou réglementaire est dépassé par la prouesse technique, elle-même parfois associée à un contexte clinique exceptionnel. La notion de traitement non pharmacologique Les traitements de RI font partie de la catégorie des traitements non pharmacologiques (TNP). Ils sont définis comme toute intervention ne correspondant pas à l’administration seule d’un médicament. Les TNP sont aussi bien des interventions techniques (comme en RI ou en chirurgie) ou des interventions participatives comme la rééducation ou la psychothérapie. Il est intéressant d’intégrer la RI aux TNP pour considérer les problématiques méthodologiques communes pour la réalisation d’un ECR. Une première est liée à la source de financement. Alors qu’une part importante des ECR portant sur des traitements médicamenteux reçoivent un soutien financier d’un organisme à but lucratif, un grand nombre des TNP, à l’exception de certains dispositifs implantables ou thérapeutiques injectables, ne reposent que sur des financements publics ou des budgets très limités. Par ailleurs, les prérequis réglementaires des TNP sont moins encadrés que pour les médicaments. Pour nombre de TNP, dont les interventions de RI, il n’y a pas d’exigence propre pour la diffusion de l’intervention. Ainsi, nombre d’entre eux sont diffusés sans avoir été rigoureusement évalués. Ensuite, l’aveugle – qui est une mesure importante pour limiter le risque de biais des ECR – est relativement aisé à respecter pour les traitements médicamenteux. Il l’est généralement beaucoup moins pour les TNP, que ce soit pour le patient, le soignant ou l’évaluation du critère de jugement. Une solution alternative est celle d’un évaluateur aveugle, à condition que le critère de jugement soit adapté à cette mesure. Les TNP sont des interventions complexes, c’est-à-dire constituées de multiples composantes et étapes, souvent dépendantes les unes des autres, et qui ne sont pas simples à individualiser. Chacune peut avoir une influence sur l’efficacité et la sécurité du traitement. De ce fait, ces interventions sont difficiles à standardiser et à décrire dans les ECR, et donc à reproduire d’un essai à l’autre ou dans la pratique clinique. De plus, chaque étape d’une intervention peut souvent être réalisée de différente manière. L’intitulé d’une intervention (par exemple « chimioembolisation ») regroupe alors de fait un grand nombre de combinaisons parfois hétérogènes (figure 1). Figure 1. Représentation d’une intervention de chimioembolisation intra-artérielle hépatique illustrant la complexité d’une intervention radiologie interventionnelle (RI). Contrairement aux traitements médicamenteux pour lequel l’effet du soignant est considéré comme secondaire, les TNP sont influencés par l’expérience du ou des soignant(s), par exemple du radiologue interventionnel, et par l’expertise du centre (6-8). Les variations entre les opérateurs et les centres peuvent interférer avec l’effet thérapeutique. Enfin, si l’intervention du TNP nécessite en elle-même une étude particulière, afin d’identifier ses dimensions essentielles qui auront une influence sur l’efficacité et la sécurité, elle ne doit pas faire oublier que cette même intervention est influencée par d’autres composantes de la prise en charge, comme la prise en charge anesthésique ou périopératoire (figure 2). Figure 2. Différentes composantes d’une intervention de radiologie interventionnelle (RI). Ces problématiques méthodologiques exercent donc une influence majeure sur la réalisation et l’interprétation des ECR de TNP et donc de RI. Pourtant ces éléments méthodologiques reçoivent souvent peu d’attention, ce qui en fait un sujet d’intérêt à part en entière pour tout soignant impliqué dans la réalisation des traitements de RI (10). Faut-il toujours réaliser des ECR en radiologie interventionnelle ? Une question particulièrement difficile dans l’évaluation d’une innovation de RI est de savoir si un ECR est nécessaire et, dans l’affirmative, quand celui-ci doit être réalisé. À l’instar de la chirurgie, une innovation en RI peut être définie comme « une intervention nouvelle ou modifiée qui diffère de la pratique actuellement acceptée, dont les résultats n’ont pas été décrits, et qui peut entraîner un risque pour le patient » (11). Évidemment, toutes les innovations ne se valent pas, et une taxonomie à trois niveaux de l’innovation dans les soins interventionnels a été proposée. Elle va de la simple modification d’un outil (par exemple, un microcathéter) à la révolution des équipements (par exemple, les « stents retrievers » pour la thrombectomie artérielle d’un accident vasculaire cérébral en urgence), en passant par la révolution de la science (par exemple, le principe d’asepsie) (12). L’ adoption d’une innovation dans la pratique courante peut être définie par l’augmentation du nombre total de radiologues interventionnels pratiquant l’intervention au fil du temps, évolution qui continuera jusqu’à ce qu’elle soit adoptée, ou rejetée par la communauté. D’un point de vue conceptuel, il y a peu d’arguments contre la réalisation d’ECR au début du développement d’une innovation, bien qu’une évaluation supplémentaire puisse être appropriée. Pour une nouvelle intervention, il peut toutefois être difficile de décider quand passer d’un stade exploratoire précoce de développement à une investigation formelle. Si l’on procède trop tôt, les contraintes d’un ECR peuvent entraver l’innovation (9) ; une évaluation par ECR trop précoce peut aussi conduire à l’évaluation d’une intervention dans une forme non aboutie, immature et peu standardisée, les résultats reflétant alors le stade du développement et de l’apprentissage, et non l’effet thérapeutique de l’intervention (13). À l’inverse, si l’on procède trop tard, l’innovation peut être déjà largement diffusée et adoptée entravant ainsi les conditions nécessaires pour la réalisation et l’analyse d’un essai randomisé. Le paradigme de la diffusion d’une innovation est sociologique. Wilson et coll. ont proposé un modèle d’adoption d’une innovation en chirurgie permettant d’identifier un « point de bascule » qui signifie le début du pic de diffusion de l’innovation
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